Plus de la moitié des 41 329 demeures protégées (classées ou inscrites) en France appartiennent aujourd’hui à des particuliers. La vie de château, telle qu’en rêve le commun des mortels, n’est pas aussi idyllique qu’on le suppose. Alourdi de préoccupations prosaïques et de dépenses parfois pharaoniques, le quotidien ne serait qu’un long chemin de croix sans la ténacité de nombreux propriétaires.
Le profil des détenteurs de demeures historiques est multiple : grande famille héritière de génération en génération, nouvelle fortune en quête de reconnaissance, amateur de vieilles pierres...
Leur typologie a d’autant plus évolué qu’on est passé de l’ère du gentleman-farmer à celui du chef d’entreprise capable de jongler avec la fiscalité, le droit et la Conservation régionale des monuments historiques.
La gestion d’une très grande demeure s’apparente souvent à celle d’une PME à l’équilibre précaire. Malgré ses quelque 250 000 visiteurs annuels, le domaine de Vaux-le-Vicomte (Seine-et-Marne) reste déficitaire. “Lorsqu’en 1968 j’ai repris le domaine, j’ai cru réussir à le rentabiliser en dix ans. Mais ce n’est toujours pas le cas”, déplore le comte de Vaugüé, propriétaire de Vaux. Les recettes du château, relatives aux entrées, aux tournages divers et à la vente de bois, s’élèvent à 2,2 millions d’euros par an alors que les dépenses atteignent 2,8 à 3 millions d’euros. “Pour tenir le coup, je vends chaque année les meubles des réserves”, reconnaît le maître de céans.
Les dépenses relatives à la partie monument historique du parc du château de Courances (Essone) s’élevaient à 305 000 euros par an en 2001. Les recettes, de l’ordre de 168 000 euros, proviennent pour une bonne part des 20 000 visiteurs, mais restent insuffisantes pour maintenir l’équilibre.
Un régime fiscal spécifique aux demeures classées ou inscrites permet toutefois de déduire les charges liées à la conservation de l’immeuble. Il diffère selon que le monument est ouvert à la visite payante, donc générateur de revenus fonciers, ou fermé au public. Il est plus favorable dans le premier cas. Dans l’ouvrage de Valentine de Ganay et Laurent Le Bon consacré au château de Courances (lire le JdA n° 173, 13 juin 2003), le couple de sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, réputés pour leurs analyses de la grande bourgeoisie et de l’aristocratie, s’amuse de l’ouverture de plus en plus fréquente de ces demeures. “Il faut bien que les dégrèvements fiscaux soient incitatifs pour permettre une exception à la règle de l’entre-soi social. Mais, par un tour de magie sociale dont les classes supérieures sont friandes, cette intrusion est transfigurée, passant du pragmatique au sacré. De l’utilisation d’un avantage fiscal, l’ouverture au public devient un acte de civilité.” Le ton grinçant mais pertinent des sociologues masque un quotidien grevé de préoccupations que les avantages fiscaux ne parviennent pas toujours à alléger.
Préceptes draconiens
Les doléances des propriétaires visent principalement les services des Monuments historiques. L’État n’accorde de subventions aux travaux des demeures protégées que lorsque le propriétaire suit les préceptes draconiens des architectes des Bâtiments de France. La participation de l’État peut alors atteindre 40 à 50 % du montant des travaux pour les monuments classés, et 10 à 20 % pour les monuments inscrits. “Depuis dix ans, je n’ai plus un sou de subvention [d’une moyenne autrefois de 106 000 euros par an], parce que je n’ai pas accepté le devis d’un architecte des Monuments historiques qui prétendait que 200 millions de francs étaient nécessaires pour les travaux. Je ne comprends pas pourquoi on nous traite aussi mal, alors que d’un autre côté l’État injecte chaque année 4 600 euros à Fontainebleau, qui reçoit le même nombre de visiteurs que nous. Vaux était perçu comme une offense par Louis XIV. C’est ainsi que le considèrent aujourd’hui les fonctionnaires”, déplore le comte de Vaugüé.
Jean-Yves de Longevialle, propriétaire du château de Longevialle (Cantal), a fait les frais des lenteurs administratives et des exigences de l’architecte des Bâtiments de France. Par passion, il avait racheté en 2001 le château familial laissé à l’abandon pendant plusieurs décennies. Il décide de procéder rapidement aux travaux de gros œuvre pour mettre le bâtiment hors d’eau. Malgré le caractère d’urgence de ces travaux, l’avis de l’architecte des Bâtiments de France n’est rendu que six mois après le dépôt du dossier. Le permis de construire suivra trois mois plus tard avec des prescriptions impliquant un surcoût de 230 000 euros. Le jeune châtelain manque d’y perdre son sang-froid. “J’ai proposé de suivre partiellement leurs directives, mais je me suis confronté à une absence de disponibilité, de dialogue. J’ai alors menacé de désinscrire le bâtiment”, rappelle Jean-Yves de Longevialle. De son côté, Matthias Leridon a racheté en 1995 le château de Trucy (Bourgogne) ayant appartenu autrefois à sa famille. Il s’attelle depuis deux ans à obtenir l’inscription de sa demeure divisée en deux bâtiments. Si les Monuments historiques consentent à la protection de l’ancien château, ils refusent pour le moment celui des corps de logis et de la cage d’escalier de l’autre entité, pourtant construits à la même époque. Seule l’inscription, et les dégrèvements fiscaux afférents, permettent aux propriétaires privés de mener à bien des travaux dont le coût est souvent supérieur à leurs revenus. “Je n’aurais sans doute pas fait cet achat si le bâtiment n’avait pas déjà été inscrit”, reconnaît Jean-Yves de Longevialle.
Une abnégation qui n’est plus de mise
Les propriétaires ne vivent pas le lot quotidien de travaux comme un pensum ou un sacrifice. “En m’occupant de cette maison, je sais que je ne peux pas partir tout le temps en vacances. C’est un choix. Chaque année, il y a des travaux, et il y en aura toujours. Mais j’aime cette demeure parce qu’elle fait partie de ma destinée. Lorsque j’ai dû m’en occuper en 1981, je ne me suis pas posée de questions. J’ai fait au jour le jour ce que j’avais à faire”, explique avec sérénité la propriétaire de l’hôtel de Bourrienne, dans le 10e arrondissement, à Paris. Les actuels propriétaires de La Hublotière, au Vésinet (Yvelines), construite par Guimard en 1896, tiennent le même langage : “Nous n’avons pas la sensation d’habiter une demeure historique. C’est une maison agréable à vivre malgré ses inconvénients.” Si la flamme reste vive, elle est assortie de pragmatisme. “Mes parents, qui possèdent depuis une vingtaine d’années une demeure historique, ont une conception de conservateur. Ils font eux-mêmes les visites. Ils ne profitent pas vraiment de leur maison. Notre génération est plus lucide”, explique Jean-Yves de Longevialle. Malgré l’attachement des héritiers, une abnégation totale n’est pas de mise. “Mon père centralise tout, ce qui ne sera pas possible lorsque nous devrons lui succéder. Il faudra peut-être faire appel à un régisseur. Je ne veux pas avoir pour profession celle de châtelain. Mon identité ne se confond pas totalement avec ce lieu. Pendant longtemps, j’ai essayé de m’en dissocier. Pourtant, beaucoup de choses m’y ramènent”, reconnaît Valentine de Ganay.
Fondée en 1924, reconnue d’utilité publique en 1965, La Demeure historique est l’association des monuments historiques privés protégés ou susceptibles de l’être. Représentant plus de 3 000 demeures, elle aide ses adhérents à la sauvegarde, la gestion et la mise en valeur de leur patrimoine. Véritable syndicat professionnel des propriétaires de monuments, elle les représente auprès de l’État et des collectivités territoriales. Elle a ainsi obtenu l’exonération dans certaines conditions des droits de mutation, la déductibilité des primes d’assurance et celle des frais de promotion des monuments ouverts au public. - Hôtel de Nesmond, 57 quai de la Tournelle, 75005 Paris, tél. 01 55 42 60 00.
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La vie de château, une vocation
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°174 du 27 juin 2003, avec le titre suivant : La vie de château, une vocation